Le petit peuple des nécessiteux

À quelque 5 heures de taxi brousse de Dakar la bruyante, Saint-Louis étale sa douceur pastelle entre deux bras du Sénégal balisés de pélicans. Le fleuve éponyme berce de ses flots de vif-argent l’indolente cité coloniale, dont on chantait naguère les beautés bien au-delà des arches du pont Faidherbe. Mais derrière les vitrines aguicheuses et les boubous savamment assortis, les trottoirs de Saint-Louis cachent une autre réalité.

Le vacancier fraîchement débarqué ne manquera pas d’apercevoir, ça ou là, une petite silhouette à la main tendue. Donnez-lui une pièce, ou un morceau de pain, et ce sont aussitôt des grappes d’enfants en haillons qui accourent. C’est encore plus flagrant à la tombée de la nuit. Quand le soleil se meurt, à l’heure où rôdent les djinns, les ruelles au sable encore chaud se peuplent de petites ombres errantes. Sales, dépenaillés, mal nourris, ces mendiants hauts comme trois pommes font tellement parti du paysage que les Saint-louisiens ne les remarquent plus.

On les appelle “talibés”, ce qui signifie “élèves”. Placés par leur famille dans des daaras (écoles coraniques), ils récitent depuis le plus jeune âge les sourates du livre saint – dont ils ne comprennent pas même la langue. Ils vivent sous la coupe de marabouts, dont certains ont fait de la mendicité une école de vie. Et malheur à celui qui ne rapporterait pas, chaque soir, le quota journalier fixé entre 200 et 400 francs CFA (0,30 et 0,60 €). C’est pourquoi, de peur de réprimandes ou de mauvais traitements, ces “élèves” s’attardent, en fin de journée, pour tenter de glaner quelques pièces supplémentaires. Les plus chanceux rapporteront la somme demandée. Le répit sera de courte durée. Demain, ils devront recommencer…

Si Saint-Louis est une île des enfants perdus, elle n’est pas l’unique. Sorti des sites historico-touristiques, les villages sont des tapis multicolores de sacs plastique. Les chèvres rachitiques, qui y broutent une pâture d’emballages, ne lèvent plus la tête au passage de ces hordes de gamins traînant des tongs dépareillées. Les plus débrouillards ont bricolé des semelles de fortune. Les autres vont nus pieds, au milieu des immondices. Ce petit peuple de nécessiteux ne figure pas sur les cartes postales, et pour cause. Pourtant, au Sénégal, ils sont 50 000 selon les estimations d’Human Right. Peut-être même le double… Des dizaines de milliers de petits mendiants faméliques et crasseux, sur les berceaux desquels les bonnes fées ont oublié de se pencher.

C’est le cas de Samba. Cet enfant de la brousse, orphelin de père, a été placé par son frère aîné dans un daara lorsqu’il n’avait qu’une dizaine d’années. Battu par son marabout, l’“élève” a fini par fuir, pour vivre dans les rues de Dakar. Ils sont nombreux, à former des bandes compactes, que les vapeurs de dissolvants réchauffent mal. À défaut de bonne étoile, ce sont les maraudes du Samu social qui tentent de veiller sur les enfants errants. Les équipes mobiles de l’ONG parcourent inlassablement l’asphalte fondu de la capitale, dans l’espoir d’en sortir les gamins à la dérive. Si la rue ne rend pas toujours ses enfants, il arrive néanmoins que l’histoire se termine bien : certains petits fugitifs sont rendus à leur famille. D’autres sont orientés, en accord avec le juge, vers une structure d’accueil. C’est ainsi qu’un jour de misère ordinaire, Samba a trouvé un port d’attache où ancrer sa détresse.

Au centre d’accueil de La Liane, au nord de l’île de Saint-Louis, ils sont une trentaine comme Samba. Le plus petit a 6 ans. Le plus grand, la vingtaine. Dans cette ancienne maison coloniale aux plafonds hauts, devenue le refuge des enfants perdus, on construit un avenir avec de la patience, des feutres et des sourires. Au mur, un patchwork de dessins colorés, des tigres roses et verts, des photos, des poèmes. Et des scénettes aux lignes naïves, résultat d’une récente réflexion menée par les jeunes pensionnaires  autour des droits de l’enfant : « le droit de ne pas être frappé » côtoie celui de « jouer au football ». Ici, on soigne les blessures du corps et de l’âme. Tandis que l’infirmier cautérise des plaies à faire pâlir un adulte, la cuisinière prépare le tieboudienne, plat traditionnel de riz-poisson autour duquel les enfants se rassemblent. Trois éducateurs se relaient pour assurer une présence permanente auprès de ces réfugiés en culottes (bien trop) courtes. Des bénévoles animent qui, un atelier de travaux manuels, qui, des cours d’alphabétisation.

La belle âme de cette maison où il fait bon grandir s’appelle Claude Hallégot. Après une carrière d’enseignante et de militante pour les droits des femmes, cette ancienne directrice d’école a troqué les sentiers côtiers bretons contre des pistes de sable. Au fil des années, elle a noué une véritable histoire d’amour avec le Sénégal et ses habitants. Après avoir consacré son énergie au développement durable de Khandane, un village de brousse aujourd’hui cité en exemple, Claude a posé ses valises, et sa révolte intacte, sur l’île de Saint-Louis. À 75 ans, cette admiratrice de Louise Michel est devenue une mère d’adoption pour les enfants des rues. Tout le monde la connaît, sur cette île d’à peine deux kilomètres de long. Et il ne se passe pas une journée sans que de petites mains ne viennent frapper à sa porte.

Plus qu’un refuge, La Liane est une école de vie. Une école ouverte sur le monde, au sein de laquelle les enfants sont libres d’aller et de venir. À chacun ses activités. Les petits vont à l’école. Les grands, en apprentissage dans les métiers de la bijouterie ou de l’automobile. Amadou prend des cours d’arabe. Mohamed fait du judo. Et pendant les vacances, certains visitent même leurs familles.

Les familles justement. Pas toujours facile de renouer le lien après des parcours aussi douloureux. La Liane tente alors une médiation pour permettre à l’enfant, quand c’est possible, de retourner vivre dans son village. Quand ça ne l’est pas, l’association met tout en œuvre pour lui offrir un avenir, en accord avec ses souhaits. À chaque cas, l’équipe tente d’apporter une réponse appropriée. Ibrahima, 16 ans, n’a jamais appris autre chose que le Coran. Le jeune homme voudrait devenir électricien. Les éducateurs vont lui trouver un formateur. Diadji, 12 ans, ne parle pas un mot de français mais exprime, en wolof, son désir d’apprendre. Le cours d’alphabétisation sera une première étape pour le jeune garçon.

Ce sont de petites victoires. Quelques grains de sable dans un désert d’indifférence. Au Sénégal, la situation des talibés semble “normale” et nul ne remet en question cet état de fait. Paradoxe, pour un pays qui interdit la mendicité et la maltraitance infantile. De fait, de nouveaux enfants continuent de grossir les rangs de ce peuple d’exploités. Il suffit d’assister aux actions “ouvertes” de La Liane pour s’en rendre compte : ils sont entre 40 et 50 talibés à se présenter, chaque jeudi, jour des douches et des soins en direction des enfants des rues. Et lorsque, l’année dernière, le centre offrait des petits déjeuners hebdomadaires – aujourd’hui supprimés faute de moyens – on y comptait jusqu’à 200 gamins…

Mais pour nourrir tout ce petit monde, il faut de l’argent… Les associations de solidarité le savent bien : l’humanitaire est un combat de tous les jours, et rien n’est jamais acquis. Subventions, dons, parrainages constituent une quête sans cesse réitérée. Pour récolter des fonds, et faire connaître la situation des talibés mendiants, La Liane organise des manifestations visibles depuis la France : voyages solidaires, marché des solidarités, commerce équitable via les magasins Artisans du monde… Un petit geste ici, peut décider d’un destin là-bas. À terme, l’objectif de Claude est de créer un centre pérenne, avec des dortoirs en dur, ainsi que des chambres pour les filles, de plus en plus nombreuses à fuir les mariages forcés et les violences domestiques.

Aujourd’hui, Samba a 18 ans. Il est apprenti menuisier et vit toujours au centre d’accueil, en attendant de prendre bientôt son envol. La médiation familiale a porté ses fruits : le jeune homme entretient désormais de bons contacts avec son frère et sa mère, à qui il rend visite à l’occasion des fêtes religieuses. Et tandis que Samba explore ce champ des possibles fraîchement débroussaillé, d’autres arrivent, sales et blessés, pour un jour ou une année. Plus qu’une liane, c’est un fil d’Ariane pour retrouver le chemin de la liberté, qu’on tisse à Saint-Louis du Sénégal.